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Ils ligotèrent Yanni et Rina à l’aide de liens en plastique puis les poussèrent jusqu’aux voitures, pressés de lever le camp avant l’arrivée des flics. Pike portait le petit, qui hurlait comme un damné. Rina aussi.
— Ce n’est pas ce que vous croyez ! Petar est à moi ! J’essayais de le sauver, et…
— Bouclez-la.
Le Range Rover de Stone les attendait au parking. Ils chargèrent Yanni dans le coffre. Cole poussa Rina sur la banquette arrière et grimpa à sa suite.
— On monte dans le canyon, dit Pike. Angeles Crest. Jon ?
— Je sais où c’est.
Cole tendit les mains vers le bébé.
— Passe-le-moi, je vais le tenir.
— Je le garde.
— Tu seras seul dans ta voiture, Joe. Comment feras-tu pour conduire ?
— Allez-y.
Stone démarra sur les chapeaux de roues avant même que la portière soit refermée, dans une gerbe de gravier et de poussière.
Pike sprinta jusqu’à sa Jeep, rejoignit le flot du trafic et vit les gyrophares approcher au moment où il accélérait en direction des montagnes sous le regard médusé des deux petits vieux du garde-meuble. Trois voitures du bureau du shérif lancées à pleine vitesse le dépassèrent cinq cents mètres plus loin, et Pike se rangea sagement sur la droite comme tout le monde. Le petit hurlait toujours, terrorisé, et Pike eut pitié de lui. Il le repositionna sur son épaule et lui tapota le dos.
— Ne t’inquiète pas, petit gars. Ça va bien se passer.
Ils passèrent sous la Foothill Freeway puis montèrent jusqu’au Little Tujunga Wash. La route serpentait ensuite un certain temps au fond du ravin, et quelque chose dans les mouvements de balancier du véhicule apaisa le petit. Il souleva sa grosse tête pour regarder autour de lui.
Après dix kilomètres d’ascension dans le canyon, Pike bifurqua sur un chemin gravillonné. Il connaissait la distance parce qu’il avait effectué ce trajet des dizaines de fois, montant jusqu’au milieu de nulle part pour tester des armes à feu réparées ou fabriquées par ses soins. Il parcourut encore quatre kilomètres sur les gravillons, atteignit le sommet d’un mamelon en pente douce, et retrouva le Rover de Stone sur le replat qui occupait l’autre versant de la crête. Stone et Cole étaient déjà descendus de voiture. Yanni était à plat ventre sur le sol et Rina assise en tailleur près de lui, les poignets toujours liés dans le dos.
Pike vira au ralenti en direction du Rover ; ses pneus firent crisser la rocaille et les milliers de douilles vides qui jonchaient le sol. Peut-être y en avait-il des centaines de milliers, ou même des millions. La plupart étaient là depuis si longtemps que leur cuivre jadis rutilant avait viré au noir.
Cole approcha au moment où Pike descendait avec le petit, et le gratifia d’un sourire crispé.
— On pourrait se reconvertir dans le baby-sitting. J’ai entendu dire que ça gagnait bien.
— Il a du coffre.
Le bébé cambra le dos et se tordit le cou pour voir Cole. Celui-ci agita les doigts et se fendit d’une espèce de grimace, la bouche en cul-de-poule.
— Il est mignon.
Le bébé lâcha un pet.
Pike regarda brièvement Rina puis, baissant le ton :
— C’est sa mère ?
— Rien de ce qu’elle nous a dit n’est vrai. Ils bossent pour Jakovic. Je ne sais pas qui sont les parents de ce petit, mais elle n’est certainement pas sa mère. Peut-être que Grebner disait la vérité.
— Darko n’est pas le père ?
— Tout ce que je sais, c’est que Rina n’est pas la mère. Ana a confié à sa meilleure amie, une certaine Lisa Topping, que Rina ne pouvait pas avoir d’enfants à cause des coups de couteau qu’elle avait reçus. Ce qui explique sans doute son attitude tellement protectrice avec sa petite sœur. C’est la seule partie vraie de son histoire.
Pike maintint les yeux fixés sur Rina pendant que Cole lui racontait ce qu’il savait et comment il l’avait appris. Rina leur avait dit la vérité sur Ana et leurs relations, et son activité de prostituée, à ceci près qu’elle travaillait pour Jakovic, pas pour Darko. Elle avait menti sur à peu près tout le reste, et bien : elle avait mêlé des vérités à ses mensonges, comme tous les bonimenteurs de talent. Pike indiqua Yanni de la tête :
— Et lui ?
— Simo Karadivic de son vrai nom, originaire de Vitez. La ville natale de Jakovic. Yanni, ici présent – Karadivic, donc –, est une des autorités de Jakovic. Il a été arrêté trois fois à Vitez, et deux autres sous sa véritable identité depuis son installation à Los Angeles. C’est pour ça que je n’ai rien trouvé sur lui quand je me suis renseigné. Janic Pevic n’existe pas.
Pike comprit que la route était encore longue avant que le petit soit hors de danger. Tout ce qu’il avait cru savoir jusque-là se révélait faux, en dehors du fait que Darko et Jakovic se haïssaient et qu’ils étaient prêts à assassiner un enfant de dix mois au nom de cette haine. Pike sentit qu’il y avait peut-être moyen de se servir de cela et caressa le dos du petit.
— Il s’appelle vraiment Petar ?
— Je n’en sais rien.
Pike se tourna vers Rina et Yanni. Les genoux de Rina tremblaient comme si un feu intérieur lui consumait les entrailles. Yanni avait la tête basse, ce qui lui donnait un air somnolent, mais ses yeux faisaient constamment la navette entre Pike, Stone et Cole comme des furets luisants dans un tunnel obscur. Ils avaient peur. C’était une bonne chose. Pike voulait qu’ils aient peur.
Le petit tressaillit et, quelques secondes plus tard, une mauvaise odeur monta aux narines de Pike.
— Il vient de salir sa couche.
— Comment tu sais ça ?
— Je l’ai senti faire. Et ça pue.
Pike réfléchit un instant avant d’ajouter :
— Il va falloir acheter quelques trucs pour lui. Il faut aussi qu’on lui donne à manger. Il aura bientôt la dalle.
Cole revint se placer au beau milieu du champ de vision de Pike, s’interposant entre Rina, Yanni et lui.
— Tu es sérieux ? On ne peut pas garder ce gosse, Joe.
— Je vais le garder jusqu’à ce qu’il ne risque plus rien.
— Je connais quelqu’un à la direction de la Petite Enfance. Je vais l’appeler.
— Quand il ne risquera plus rien.
Pike tendit le bébé à Cole.
— Occupe-toi de lui, d’accord ? Il pourrait prendre froid. Achète tout ce dont il a besoin, je te retrouve chez toi un peu plus tard. Tu n’as qu’à prendre ma Jeep. Je repars avec Jon.
Cole jeta un coup d’œil à Yanni et Rina, et Pike devina son inquiétude.
— Qu’est-ce que tu vas faire d’eux ?
— Les utiliser.
— Pour ?
— Rencontrer Jakovic. J’ai quelque chose qui l’intéresse.
Cole observa un moment Pike et lui prit le bébé. Pike les regarda partir et ne bougea pas jusqu’à ce que la Jeep ait disparu. Pike tenait à ce que Cole soit loin ; dès que ce fut le cas, il s’avança vers ses prisonniers. En le voyant saisir le bras droit de Yanni, Stone arriva en renfort, et tous deux remirent le géant en position assise. Yanni fuyait leur regard, mais Rina redressa les épaules.
— Vous vous trompez, dit-elle. Petar est à moi. Pourquoi vous nous attachez comme ça ?
Pike ne répondit pas. C’était inutile. Il avait croisé la route de tant de gens capables des pires atrocités que rien de cet ordre ne le touchait plus. Cette femme n’aurait pas hésité à assassiner le petit. Ce Jakovic lui en avait probablement donné l’ordre, et Darko ne valait pas mieux. Tous étaient capables de commettre ce geste terrible.
Pike s’étira le dos. La balle de Yanni lui avait fait mal. Elle lui avait peut-être fêlé une côte.
— De qui est cet enfant ?
— De moi !
— Non.
— Je dis la vérité. Qu’est-ce qui vous prend ? Pourquoi vous nous traitez comme ça ?
Stone enfonça le canon de son M4 dans le dos de Yanni.
— Peut-être parce que ce connard lui a tiré dessus.
— C’est une erreur. Il a paniqué.
Pike fixa Yanni.
— Vous m’avez tiré dessus par erreur, Simo ?
Yanni tiqua à la mention de son véritable prénom.
— J’ai paniqué. Qui est ce Simo ?
— Un homme de Milos Jakovic. Né à Vitez.
— Ce n’est pas moi.
— Vos empreintes ont été relevées, Simo. On sait tout.
Rina donna de la voix :
— Je ne sais pas pourquoi vous dites ça ! Je suis la mère de…
Pike dégaina son 357, le colla contre la tempe de Yanni, et pressa la détente. La détonation roula jusqu’aux collines voisines comme un bang supersonique. Rina fit un bond de côté en hurlant, mais Yanni s’écroula en silence.
— Oups, dit Jon Stone.
Pike réarma le chien mais n’eut pas besoin d’interroger à nouveau Rina. Les mots lui sortirent de la bouche comme un torrent de lave.
— Non, non, non, non… ce n’est pas mon enfant, c’est celui de Milos. C’est pour ça que Darko l’a enlevé. Je vous jure !
— Vous travaillez pour Jakovic ?
— Oui !
— Jakovic est son père ?
— Non, non ! Son grand-père ! Le grand-père du bébé !
Ces gens mentaient tellement qu’ils ne se souvenaient peut-être même plus de la vérité.
— Qui est son père ?
— Il est mort ! En Serbie ! L’enfant est là parce qu’il n’a plus personne. Sa mère aussi est morte.
Rina leur débita sa nouvelle histoire à toute allure, et cette fois, Pike la crut. Le fils unique de Jakovic avait été incarcéré à quarante-deux ans dans une prison serbe. Petar avait été conçu au parloir, et sa mère était morte en couches. Deux mois plus tard, son père – Stevan – avait été assassiné dans sa cellule par un Bosno-Croate condamné pour le massacre de soixante-deux Bosniaques musulmans au camp de détention de Luka. Suite à ce drame, Petar Jakovic était devenu le seul héritier mâle encore en vie du vieux parrain, qui l’avait fait venir aux États-Unis.
— Quand Milos a appris ce que Michael préparait, ajouta Rina, il nous a chargés de cacher le bébé, Yanni et moi, et je l’ai confié à Ana. Mais ça n’a pas suffi pour empêcher Michael de l’enlever. Milos nous a donné l’ordre de retrouver le petit et de leur faire comprendre.
D’assassiner son petit-fils pour leur faire comprendre.
Stone cracha dans le sable.
— Grand-père de mes couilles. Vous voulez que je vous dise ? Je vais lui faire sauter le caisson, à ce fumier. Je vais le crever à coups de lame.
Pike fit le point sur ce qu’il avait et sur les objectifs qu’il lui restait à atteindre. Assurer la sécurité du petit. Punir l’homme qui avait tué Frank. Retrouver trois mille armes de combat. Dans cet ordre-là.
— Où est Jakovic ? Où est-il en ce moment ?
— Sur son bateau. Il a un bateau.
— Où ça ?
— La marina.
— Vous pouvez le joindre ? L’appeler ?
— Oui ! Il n’est pas comme Michael. Il ne se cache pas.
Pike la releva sans ménagement et trancha ses entraves.
— Bon. On va aller le voir.
— Et pas qu’un peu, fit Stone.
Pike la poussa vers le Rover. Il détenait maintenant quelque chose que les deux hommes voulaient, et un plan commençait à prendre forme.